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Penser la violence des femmes

Dossier coordonné par Coline Cardi et Geneviève Pruvost
Coline Cardi et Geneviève Pruvost

« Penser la violence des femmes » : le titre de cet appel à contribution pour la revue Champ Pénal comporte volontairement une restriction sexuée. Phénomène indéniablement minoritaire en termes d’occurrence statistique, la violence des femmes, si elle a pu largement nourrir un imaginaire collectif peuplé de figures féminines violentes (héroïnes belliqueuses ou figures monstrueuses), reste en France une question très peu explorée dans le champ des sciences humaines et sociales. Pourtant la violence des femmes est un phénomène constant. De la même manière que pour Durkheim, le suicide ou le crime, loin d’être pathologiques, sont des phénomènes réguliers et dignes d’investigation sociologique, on voudrait montrer que ce petit objet, du moins en apparence, constitue un levier pour analyser les rapports sociaux de sexe, d’une part, la violence et les normes de socialisation, d’autre part. Derrière l’usage par les femmes de la violence, se pose plus largement la question de la sexuation de la régulation et du maintien de l’ordre social.

L’organisation sociale repose en effet sur la mise en scène matérielle et symbolique d’une bipolarité qui distribue tâches et stéréotypes, opposant nature/culture, espace privé/espace public, donner la vie/donner la mort, force/faiblesse, virilité/féminité, sexe masculin/sexe féminin. Les femmes violentes contribuent à brouiller ces frontières, elles instaurent un trouble - un trouble qui est bien social et non pas seulement de l’ordre de l’exceptionnalité historique ou clinique. Si la violence constitue un domaine réservé des hommes, ils n’en ont pas pour autant le monopole. Quelles sont les conditions sociales de la transgression de cet ordre sexué ? S’agit-il pour les principales intéressées, d’une transgression ? Les femmes violentes sont-elles des « cas » qui confirment la règle d’une socialisation différenciée ? Permettent-elles au contraire de mettre en évidence des organisations sociales, des moments historiques et des situations sociales régies par d’autres hiérarchies ? L’inversion des rôles est-elle totale ou ne se rejoue-t-il pas une division sexuelle du « travail » violent ? Comment les sociétés mettent-elles en scène la violence des femmes et la traitent-elles ?

  • 1  Parmi les ouvrages qui ont ouvert la voie sur ce terrain périlleux, on n’en citera que quelques-un (...)

En conférant ici à la violence son acception première, à savoir la violence physique et non seulement symbolique, il s’agit donc, à travers ce numéro, de prolonger les quelques recherches déjà engagées1 et d’ouvrir de nouveaux chantiers, en s’interrogeant sur les raisons du silence qui entoure la question de la violence des femmes et sur la façon dont il est aujourd’hui possible de la penser et d’en rendre compte.

Trois axes d’analyse seront ainsi privilégiés. Ils sont autant de pistes pour les contributeur(trice)s potentiel(le)s de ce numéro spécial :

L’analyse de la violence des femmes : enjeux méthodologiques

Comment en effet penser la violence des femmes, alors que la violence sur les femmes est de loin la plus manifeste et la plus majoritaire ? Se pose ici le problème méthodologique de l’étude des phénomènes minoritaires et d’une comparaison homme/femme, nécessairement asymétrique, que ce soit en termes d’archives ou de démographie. Il s’agira par conséquent dans les articles de préciser la manière dont l’échantillon ou le corpus a été établi et de définir la méthode d’analyse adoptée (biographique, statistique, ethnologique, etc.).

Tout en reconnaissant la marginalité effective du phénomène, on s’interrogera également sur les processus d’invisibilisation des femmes violentes dont le faible nombre est entretenu par un sous-enregistrement, mais aussi par une prise en charge différenciée de celle des hommes, sous d’autres appellations, entretenant dès lors une dissymétrie entre les sexes. Une analyse critique des sources et des instances d’étiquetage de la violence et de la non-violence s’impose.

Toujours en termes méthodologiques, faut-il poser la violence des femmes en termes d’égalité/inégalité, de retard/rattrapage, de phénomène mineur/majeur ? Cela suppose une quantification, un étalon et un horizon qu’on pourrait qualifier d’extension du domaine de la lutte des femmes. Spectre redouté qui s’est traduit de facto par la mise à l’écart de cet objet « sale », par crainte d’un mésusage politique des recherches scientifiques pointant la féminisation très minoritaire des groupes revendiquant l’usage de la violence. Positions universalistes, relativistes, essentialistes, il s’agira d’éclairer les points aveugles de chaque position.

Les usages de la violence légale ou illégale par les femmes

Le deuxième axe portera sur la violence en situation, qu’elle soit observée in situ ou mise en récit rétrospectivement. Il s’agira d’établir l’usage par les femmes des différentes formes de violence physique (armée ou non), la distribution du « travail » violent entre les sexes à la fois sur le plan vertical (commanditaire, exécutant) et horizontal (entre pairs). Il faudra également déterminer la place qu’occupe l’usage de la violence par rapport aux autres activités du groupe, mais aussi en termes de trajectoire, en veillant à restituer les conditions sociales de possibilité de ces pratiques.

Les contributions attendues pourront porter sur l’usage légal ou illégal de la violence par les femmes. Par « usage légal de la violence », on désigne les institutions juridiquement habilitées ou légitimement cautionnées par le pouvoir en place à faire usage d’une arme ou d’une activité physique visant à contraindre, faire souffrir ou tuer. L’armée, la police et la prison qualifient plus couramment ces opérations de « maintien de l’ordre », de « force publique », de « contrainte physique ». Les sportifs renvoient de leur côté à ce qui est autorisé par le règlement, ou à l’« art » (arts martiaux, chasse, tauromachie). Toutes ces pratiques, pour être légales, n’en sont pas moins ambivalentes, assorties d’abus, de manquements à la règle, qui se déroulent en coulisses ou qui sont légitimées de facto. Il faudra rendre compte de la position des femmes dans ces conduites déviantes qui viennent questionner l’encadrement juridique de la violence. Il ne faudra pas oublier la part des femmes dans les méthodes punitives « réglementaires », mises au point dans les lieux de travail, les institutions scolaires et religieuses, ainsi que dans le cas extrême des camps d’extermination et des génocides.

L’usage illégal de la violence constituera un autre pôle d’investigation : violence politique (terrorisme, violence révolutionnaire, indépendantiste, manifestation) / violence collective (bande de filles, grand banditisme, proxénétisme, mouvement punk, violence sexuelle en réunion), violence intrafamiliale (infanticide, parricide, meurtre du conjoint, femmes maltraitantes, pédophilie) / autre forme de délinquance et criminalité (les tueuses en série, vol-violence) / l’incrimination des femmes et des mères dans la violence masculine. Les femmes sont présentes sur l’ensemble de ce répertoire. Reste à définir sous quelles modalités.

Le traitement social de la violence des femmes

Enfin, le troisième axe de ce numéro portera sur le traitement social de la violence des femmes, qu’il s’agisse de représenter le phénomène, de le sanctionner ou de l’expliciter. On distinguera ici :

- Le traitement institutionnel de la violence des femmes. On s’attachera à saisir comment, concrètement, s’exerce le traitement et la prise en charge de la violence des femmes. Toutes les femmes violentes sont-elles soumises au même pouvoir de normalisation ? Faut-il parler d’invisibilisation ou au contraire de surcrimimalisation ou de surstigmation des comportements violents des femmes (ou des filles) ? Telles sont les questions que nous aimerions voir abordées en lien avec des études empiriques qui pourront porter aussi bien sur les institutions les plus visibles du contrôle social (police, justice, prison), que sur d’autres institutions de la régulation (le travail social par exemple) qui sont aussi des espaces de prise en charge de la déviance féminine.

En outre, dans la mesure où ce traitement institutionnel s’appuie sur différents savoirs, les contributions attendues pourront également porter sur la façon dont ces disciplines (la criminologie, la psychologie, la psychanalyse notamment) ont cherché et cherchent à rendre compte de la violence des femmes. Comment, dans ces écrits voit-on se (re)jouer les processus de différenciation des sexes qui confèrent à la violence des femmes un caractère contre-nature ou seulement privé et psychologique ? Quelles sont alors les catégories, les outils et les normes mises en œuvre ? Peut-on lire une évolution dans la façon dont les sciences pensent et donnent sens à la violence des femmes ?

- Le traitement fantasmatique de la violence des femmes. Des amazones mythiques aux viragos des romans, de Nikita à Lara Croft, des héroïnes de mangas aux sorcières, nombreuses sont les figures féminines violentes qui peuplent l’imaginaire des productions culturelles et médiatiques. Héroïques ou monstrueuses, désignées parfois comme les instigatrices de la violence des hommes, elles suscitent à la fois l’engouement, la fascination et la répulsion. Comment la violence des femmes est-elle représentée ? Quel est leur répertoire d’action, leur « destin » ? Quelle réception est réservée à ces œuvres ? Pour répondre à ces questions, les contributions pourront porter sur des domaines aussi variés que la littérature, la peinture, le cinéma et les médias. En ce sens, cet appel à contribution s’adresse tout autant à des chercheur(e)s en sciences sociales, qu’à des spécialistes en littérature, cinéma ou histoire de l’art.

D’une manière générale, les articles attendus devront soit porter sur une étude empirique précise, soit proposer un état des lieux par discipline ou transversal des recherches sociologiques, anthropologiques, historiques, psychologiques, juridiques, criminologiques, littéraires, artistiques sur la violence des femmes.

Des propositions de 3000 signes sont à envoyer conjointement à Coline Cardi (Paris VIII - CSPRP) et Geneviève Pruvost (CESDIP-CNRS-UVSQ) avant le 15 décembre pour une remise définitive de l’article en avril-mai 2010.

gpruvost@free.fr (coordinatrice du numéro)

cardi.coline@gmail.com (coordinatrice du numéro)

Nous nous tenons à votre disposition pour tous renseignements sur le contenu de votre proposition et le calendrier.

Notes

1  Parmi les ouvrages qui ont ouvert la voie sur ce terrain périlleux, on n’en citera que quelques-uns : Dauphin C., Farge A. (dir.), 1997,  De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel ;Bard C., Chauvaud F., Perrot M., Petit J.-G. (dir.), 2002, Femmes et justice pénale (XIXe-XXe siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes.

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